La taille de l'étoffe

Publié le par Pétunia Kortecks

Gentillesse

 

Avant de connaître ce qu’est vraiment la gentillesse

Tu dois perdre des choses

sentir le futur se dissoudre dans un instant

comme le sel dans un bouillon.

Ce que tu serrais dans ta main,

ce que tu avais compté, ce que tu conservais précieusement,

tout ça doit s’en aller, pour que tu saches enfin

à quel point le paysage peut être désolé

entre deux espaces de gentillesse.

Tu voyages, tu voyages encore,

tu penses que le bus ne s’arrêtera jamais.

Les passagers : ils mangent du maïs et du poulet

et leur regard reste braqué vers les fenêtres.

 

Avant de connaître la tendre gravité de la gentillesse

tu dois aller là où cet Indien vêtu d’un poncho blanc

est couché le long de la route ; il est mort.

Tu dois comprendre que tu pourrais être à sa place ;

lui aussi était quelqu’un,

il voyageait au milieu de la nuit, avec des projets,

avec cette simple respiration qui le gardait en vie.

 

Avant de savoir que la gentillesse est la chose la plus profonde en toi,

tu dois savoir que le chagrin est l’autre chose la plus profonde en toi.

Tu dois te réveiller en compagnie du chagrin,

tu dois lui parler jusqu’à ce que ta voix

se mêle au fil des conversations de tous les autres chagrins

et que tu mesures la taille de l’étoffe.

 

Alors, il n’y a que la gentillesse qui ait encore du sens,

la gentillesse qui attache tes lacets,

et qui t’envoie dans cette journée, poster des lettres, acheter du pain

la gentillesse dont la tête dépasse

de la foule du monde et te dit

« Je suis celle que tu cherchais »,

et elle t’accompagne ensuite partout

comme une ombre, comme un ami.

 

Naomi Shihab Nye

traduction de Pierre Gallaz avec son aimable autorisation

 

 

Publié dans Beauté

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